"Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si
pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre,
ceux que nous avons passés avec un livre préféré".
-o-o-O-o-o-
En mars, avril et mai 1905, dans la revue "Les Arts de la vie",
Marcel PROUST fait publier sa traduction de "Les Trésors des rois"
première partie de "Sésame et les lys" (étude de John Ruskin sur la
lecture datant de 1868) pour laquelle il rédige une importante
préface de 58 pages intitulée justement "Sur la lecture" et déjà
publiée à part dans la "Renaissance latine" la même année.
Sous le titre de "Journées de lecture", cette préface sera reprise en
1919 dans "Pastiches et mélanges".
Dans ce texte censé, comme toute préface, introduire le livre
qu'elle précède, Proust n'évoque les idées de Ruskin sur la lecture
que pour mieux leur opposer les siennes, officialisant ainsi sa rupture
naissante avec le grand esthète anglais dont il s'était fait le chantre
dès l'automne 1899.
Ainsi, selon lui,
" la Lecture ne doit pas jouer dans la vie le rôle prépondérant mais :
"les charmantes lectures de l'enfance dont le souvenir doit rester
pour chacun de nous une bénédiction"
sont hors de cause. Il pense que Ruskin
"n'a pas cherché à aller au coeur même de l'idée de lecture"
Après nous avoir parlé de sa passion enfantine pour
"Le Capitaine Fracasse" et de sa déception, tout aussi enfantine,
de n'y avoir pas trouvé de réponses aux questions qui
le tourmentaient alors :
"J'aurais voulu surtout qu'il me dît si j'avais plus de chance d'arriver
à la vérité en redoublant ou non ma sixième et en étant plus tard
diplomate ou avocat à la Cour de cassation."
Marcel Proust poursuit son idée :
"Et c'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des
beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel
et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que
pour l'auteur ils pourraient s'appeler "Conclusions" et pour
le lecteur "Incitations ."
Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle
de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous donnât des réponses,
quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner des désirs ."
Et encore :
" ... peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne,
et que nous devons la créer nous-même ."
"C'est donner un trop grand rôle à ce qui n'est qu'une initiation
d'en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle ;
elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas ."
"La lecture n'agit qu'à la façon d'une incitation qui ne peut en
rien se substituer à notre activité personnelle ."
"Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques
nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où
nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire.
Il devient dangereux contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie
personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand
la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons
réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l'effort de
notre coeur, mais comme une chose matérielle, déposée entre
les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les
autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre sur les
rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans
un parfait repos de corps et d'esprit."
"Lui (le lettré ), lit pour lire, pour retenir ce qu'il a lu. Pour lui, le livre
n'est pas l'ange qui s'envole aussitôt qu'il a ouvert les portes du
jardin céleste, mais une idole immobile, qu'il adore pour elle-même, qui,
au lieu de recevoir une dignité vraie des pensées qu'elle éveille,
communique une dignité factice à tout ce qui l'entoure. Le lettré invoque
en souriant en l'honneur de tel nom qu'il se trouve dans
Villehardouin ou dans Boccace, en faveur de tel usage qu'il est
décrit dans Virgile.
Son esprit sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres la
substance qui pourrait le rendre plus fort ; il s'encombre de
leur forme intacte, qui, au lieu d'être pour lui un élément assimilable,
un principe de vie, n'est qu'un corps étranger, un principe de mort.
Est-il besoin de dire que si je qualifie de malsains ce goût, cette sorte
de respect fétichiste pour les livres, c'est relativement à ce que
seraient les habitudes idéales d'un esprit sans défauts qui n'existe pas,
et comme font les physiologistes qui décrivent un fonctionnement
d'organes normal tel qu'il ne s'en rencontre guère chez
les êtres vivants.
Dans la réalité, au contraire, où il n'y a pas plus d'esprits parfaits
que de corps entièrement sains, ceux que nous appelons les
grands esprits sont atteints comme les autres de cette
"maladie littéraire".
Plus que les autres, pourrait-on dire. Il semble que le goût des
livres croisse avec l'intelligence, un peu au-dessous d'elle,
mais sur la même tige, comme toute passion s'accompagne d'une
prédilection pour ce qui entoure son objet, a du rapport avec lui,
dans l'absence lui en parle encore. Aussi, les plus grands écrivains,
dans les heures où ils ne sont pas en communication directe avec
la pensée, se plaisent dans la société des livres. N'est-ce pas surtout
pour eux, du reste, qu'ils ont été écrits ;
ne leur dévoilent-ils pas mille beautés qui restent cachées au vulgaire ?
A vrai dire, le fait que des esprits supérieurs soient ce que l'on appelle
livresques ne prouve nullement que cela ne soit pas un défaut de l'être.
De ce que les hommes médiocres sont souvent travailleurs et les
intelligents souvent paresseux, on ne peut pas conclure que le travail
n'est pas pour l'esprit une meilleure discipline que la paresse.
Malgré cela, rencontrer chez un grand homme un de nos défauts nous
incline toujours à nous demander si ce n'était pas au fond une qualité
méconnue, et nous n'apprenons pas sans plaisir qu'Hugo savait
Quinte-Curce, Tacite et Justin par coeur, qu'il était en mesure, si on
contestait devant lui la légitimité d'un terme, d'en définir la filiation,
jusqu'à l'origine, par des citations qui prouvaient une véritable érudition.
(J'ai montré ailleurs comment cette érudition avait chez lui nourri le génie
au lieu de l'étouffer, comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et
en accroît un grand). Maeterlinck, qui est pour nous le contraire du lettré,
dont l'esprit est perpétuellement ouvert aux mille émotions anonymes
communiquées par la ruche, le parterre ou l'herbage, nous rassure
grandement, sur les dangers de l'érudition, presque de la bibliophilie,
quand il nous décrit en amateur les gravures qui ornent une vieille
édition de Jacob Cats ou de l'abbé Sanderus.
Ces dangers, d'ailleurs, quand ils existent, menaçant beaucoup moins
l'intelligence que la sensibilité, la capacité de lecture profitable, si l'on
peut ainsi dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs que
chez les écrivains d'imagination.
Schopenhauer, par exemple, nous offre l'image d'un esprit dont la
vitalité porte légèrement la plus énorme lecture, chaque connaissance
nouvelle étant immédiatement réduite à la part de réalité, à la portion
vivante qu'elle contient."
"Un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle."
L'essentiel de ce texte, dont nous n'avons ici que quelques extraits,
sera remanié et inclus dans la Recherche.
Pierre HENRY