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Texte extrait de son ouvrage

" Les Plaisirs et les Jours "

paru à compte d'auteur 
chez Calmann-Lévy
le 12 juin 1896



" Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu'elle elle s'est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu'elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l'histoire de l'art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l'amour, de la mauvaise musique n'est pas seulement une forme de ce qu'on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c'est encore la conscience de l'importance du rôle social de la musique. Combien de mélodies, de nul prix aux yeux d'un artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes gens romanesques et des amoureuses. Que de "bagues d'or", de "Ah! reste longtemps endormie", dont les feuillets sont tournés chaque soir en tremblant par des mains justement célèbres, trempés par les plus beaux yeux du monde de larmes dont le maître le plus pur envierait le mélancolique et voluptueux tribut,  - confidentes ingénieuses et inspirées qui ennoblissent le chagrin et exaltent le rêve, et, en échange du secret ardent qu'on leur confie, donnent l'enivrante illusion de la beauté. Le peuple, la bourgeoisie, l'armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs, porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d'amour, les mêmes confesseurs bien-aimés. Ce sont les mauvais musiciens. Telle fâcheuse ritournelle, que toute oreille bien née et bien élevée refuse à l'instant d'écouter, a reçu le trésor de milliers d'âmes, garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l'inspiration vivante, la consolation toujours prête, toujours entrouverte sur le pupitre du piano, la grâce rêveuse et l'idéal. Tels arpèges, telle "rentrée" ont fait résonner dans l'âme de plus d'un amoureux ou d'un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher comme un cimetière ou comme un village. Qu'importe que les maisons n'aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s'envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l'autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci. "


Louis-Napoléon DEFER (1860 - 1951) presque uniquement connu sous son nom d'artiste "CHARLUS",  chanteur très en vogue au temps de Proust et qui interpréta en 1907 "La petite Tonkinoise" célèbre chanson que Reynaldo Hahn, grand ami de l'écrivain, aimait interpréter pour lui dans l'intimité de sa chambre du 102 boulevard Haussmann :
 

Pour qu'j'finisse mon service
Au Tonkin je suis parti
Ah, quel beau pays, mesdames !
C'est l'Paradis des petites femmes
Elles sont belles et fidèles
Et je suis devenu l'chéri
D'une petit femme du pays
Qui s'appelle Mélaoli

Je suis gobé d'une petite
C'est une Anna, c'est une Annana, une Annamite
Elle est vive, elle est charmante
C'est comme un z'oiseau qui chante
Je l'appelle ma p'tite bourgeoise
Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise
Y en a d'autres qui m'font les doux yeux
Mais c'est elle que j'aime le mieux

L'soir on cause
Des tas d'choses
Avant de se mettre au pieu
J'apprends la géographie
D'la Chine et d'la Mandchourie
Les frontières, les rivières
Le Fleuve Jaune et le Fleuve Bleu
Y a même l'Amour c'est curieux
Qu'arrose l'Empire du Milieu

Très gentille, c'est la fille
D'un mandarin très fameux
C'est pour ça qu'sur sa poitrine
Elle a deux p'tites mandarines
Peu gourmande, elle ne demande
Quand nous mangeons tous les deux
Qu'une banane c'est peu couteux
Moi j'y en donne autant qu'elle veut

Mais tout passe et tout casse
En France je dus rentrer
J'avais l'cœur plein de tristesse
De quitter ma chère maitresse
L'ame en peine, ma petite reine
Etait venue m'accompagner
Mais avant d'nous séparer
Je lui dis, dans un baiser

Ne pleure pas si je te quitte
Petite Anna, petite Annana, petite Annamite
Tu m'as donné ta jeunesse
Ton amour et tes caresses
T'étais ma petite bourgeoise
Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise
Dans mon cœur j'garderai toujours
Le souvenir de nos amours.

 
Cette chanson faisait partie du répertoire de Polin (Pierre-Paul Marsalès, 1863 - 1927).

Sa version originale, à la musique identique mais au texte complètement différent,

lui fut proposée par Vincent Scotto. Insatisfait du texte, Polin le fit entièrement

réécrire par le compositeur Christiné.

Charlus, véritable tâcheron de la chanson, la reprit pour l'inclure dans un répertoire

si vaste (des centaines de chansons) qu'on peine à en délimiter les contours.

Au cours d'une conférence donnée en 1914, voici ce que Reynaldo Hahn dit de Polin :
 

« M. Polin n'est pas qu'un diseur. Quand on dit ainsi, c'est qu'on chante bien. Il faut l'avoir entendu dans une de ses chansons mi-bouffonnes, mi-sentimentales, pour savoir tout ce dont est capable le tact, tout ce que peut faire, d'une petite chansonnette sans importance, le goût d'un artiste. Or, chez M. Polin, le rythme est admirable. Quand il chante une de ces chansons durant lesquelles, par sa mimique, son essoufflement volontaire, il donne l'impression d'un régiment en marche, d'une foule de troupiers suant par un jour d'été, dans des vêtements trop lourds et souffrant gaîment les incommodités de leur état, comment ne pas admirer l'impeccabilité de son rythme invariable, impitoyablement cadencé, toujours bondissant, à la fois souple et nerveux, et la façon dont le remarquable artiste loge, case, dans son rythme uniforme et prodigieusement exact, les innombrables petits épisodes de diction qu'il invente ? »


Marcel PROUST "fan" des chansons populaires, très populaires, et admirateur inconditionnel de Paulus, Mayol, Fragson, Yvette Guilbert ...
Marcel PROUST, amateur d'une chanson triviale et ravi d'entendre Reynaldo l'interpréter dans sa chambre ... qui l'eut cru ?
Mais nous avons posé la même question concernant les quelques lignes que l'écrivain a consacrées à la C.G.T dans "Le temps retrouvé" ... Ah, les grands hommes ! Comme leur vie privée ressemble à la nôtre, n'en déplaise aux idolâtres qui refusent bêtement que ceux qu'ils vénèrent soient, comme tout le monde, faits de chair et de sang et sujets aux mêmes engouements !
Et n'est-ce pas au chanteur Charlus (prononcer Charlu
ss) que Marcel a "emprunté" son nom pour le mettre dans la Recherche ? C'est en tout cas ce qu'affirme Maurice Duplay dans son ouvrage "Mon ami Marcel PROUST, souvenirs intimes" :  

" Ce nom de Charlus [...], Marcel l'alla ramasser dans les bas-fonds de la prostitution masculine. Il était porté par un chanteur de beuglant qui exerçait un second métier peu avouable mais plus lucratif."

Cité par Christian Gury dans son ouvrage

 " Charlus (1860-1942) ou aux sources de la scatologie et de

l'obscénité de Proust " éditions Kimé 2002. 

 -o-O-o- 

Bonne ou mauvaise musique, qu'importe le qualificatif, l'essentiel n'est-il pas d'en jouir ? :

https://www.youtube.com/watch?v=kd9TlGDZGkI&ab_channel=DireStraitsVEVO

https://www.youtube.com/watch?v=SwYN7mTi6HM&ab_channel=VHTelevision

-o-O-o-

Pierre HENRY

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