Dans cette lettre importante du 20 avril 1918, adressée à Jacques
de Lacretelle (1888 - 1985), Marcel PROUST s'explique clairement
sur l'origine des personnages figurant dans le premier tome de
son oeuvre ("Du côté de chez Swann") comme sur les pièces
musicales dont il s'est inspiré pour "composer" la
Sonate de Vinteuil.
Paris, 20 avril 1918
Cher ami,
Il n'y a pas de clefs pour les personnages de ce livre ; ou bien il y en
a huit ou dix pour un seul ; de même pour l'église de Combray,
ma mémoire m'a prêté comme "modèles" (a fait poser), beaucoup
d'églises. Je ne saurais plus vous dire lesquelles. Je ne me rappelle
même plus si le pavage vient de Saint-Pierre-sur-Dives ou de Lisieux.
Certains vitraux sont certainement les uns d'Evreux, les autres de
la Sainte-Chappelle et de Pont Audemer.
Mes souvenirs sont plus précis pour la Sonate. Dans la mesure
où la réalité m'a servi, mesure très faible à vrai dire, la petite phrase
de cette Sonate, et je ne l'ai jamais dit à personne, est
(pour commencer par la fin), dans la soirée Sainte-Euverte,
la phrase charmante mais enfin médiocre d'une Sonate pour
piano et violon de Saint-Saëns, musicien que je n'aime pas.
(Je vous indiquerai exactement le passage qui vient plusieurs fois et
qui était le triomphe de Jacques Thibaut.) Dans la même soirée un
peu plus loin, je ne serais pas surpris qu'en parlant de la petite
phrase j'eusse pensé à l'Enchantement du Vendredi Saint.
Dans cette même soirée encore (page 241) quand le piano et le
violon gémissent comme deux oiseaux qui se répondent j'ai pensé
à la Sonate de Franck surtout jouée par Enesco (dont le quatuor apparaît
dans un des volumes suivants). Les trémolos qui couvrent la petite
phrase chez les Verdurin m'ont été suggérés par un prélude de Lohengrin
mais elle-même à ce moment-là par une chose de Schubert. Elle est
dans la même soirée Verdurin un ravissant morceau de piano de Fauré.
Je puis vous dire que (Soirée Sainte-Euverte) j'ai pensé pour le
monocle de M. de Saint-Candé à celui de M. de Bethmann
(pas l'Allemand, bien qu'il le soit peut-être d'origine, le parent
des Hottinguer), pour le monocle de M. de Forestelle à celui d'un
officier frère d'un musicien qui s'appelait M. d'Ollone, pour celui du
général de Froberville au monocle d'un prétendu homme de lettres,
une vraie brute, que je rencontrais chez la Princesse de Wagram
et sa soeur et qui s'appelait M. de Tinseau. Le monocle de M. de
Palancy est celui du pauvre et cher Louis de Turenne qui ne
s'attendait guère à être un jour apparenté à Arthur Meyer si j'en juge
par la manière dont il le traita un jour chez moi.
Le même monocle de Turenne passe dans le Côté de Guermantes
à M. de Bréauté je crois. Enfin j'ai pensé pour l'arrivée de Gilberte
aux Champs-Elysées par la neige, à une personne qui a été le grand
amour de ma vie sans qu'elle l'ait jamais su (ou l'autre grand amour de
ma vie car il y en a au moins deux) Mlle Benardaky, aujourd'hui (mais je
ne l'ai pas vue depuis combien d'années) Princesse Radziwill.
Mais bien entendu les passages plus libres relatifs à Gilberte au début
de A l'ombre des Jeunes filles en fleurs ne s'appliquent nullement à
cette personne car je n'ai jamais eu avec elle que les rapports les
plus convenables. Un instant, quand elle se promène près du Tir aux
Pigeons j'ai pensé pour Mme Swann à une cocotte admirablement
belle de ce temps-là qui s'appelait Clomesnil. Je vous montrerai
des photographies d'elle. Mais ce n'est qu'à cette minute-là
que Mme Swann lui ressemble. Je vous le répète, les personnages
sont entièrement inventés et il n'y a aucune clef.
Ainsi personne n'a moins de rapports avec Madame Verdurin
que Madame de Briey. Et pourtant cette dernière rit de la
même façon.
Cher ami, je vous témoigne bien maladroitement ma gratitude de
la peine touchante que vous avez prise pour vous procurer ce
volume en le salissant de ces notes manuscrites.
Pour ce que vous me demandez de copier, la place
manquerait mais si vous le voulez je pourrai le faire sur des feuilles
détachées que vous intercalerez.
En attendant je vous envoie l'expression de mon amicale
reconnaissance.
Marcel PROUST
Je vois, car décidément la réalité se reproduit par division comme
les infusoires, aussi bien que par amalgame, que le monocle
de M. de Bréauté est aussi celui de Louis de Turenne.
-o-O-o-
Pierre HENRY