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     Dans cette rubrique figureront, quand j'en découvrirai au fil de mes lectures, les opinions d'écrivains célèbres sur Proust, leur mise en ligne n'étant dictée que par la notoriété littéraire de celles ou ceux qui les ont formulées, indépendamment de leur contenu dont, morts ou vifs, ils assument l'entière responsabilité.

Commençons par celle de Louis-Ferdinand CELINE (1894 - 1961), engagé volontaire et gravement blessé durant la première guerre mondiale, médecin d'une clientèle populaire à Clichy (1928), anticommuniste, "névrotiquement antisémite" puis nettement "pro-allemand", prix Renaudot 1932 pour son œuvre majeure

"Voyage au bout de la nuit". 
C'est bien sûr uniquement pour ses qualités intrinsèques d'écrivain que nous le citons, quand elles ne s'expriment pas dans des textes où s'étale un antisémitisme qui nous fait horreur, quels que soient son degré et l'actuelle notoriété de celui qui s'en est rendu coupable. La publication récente de la totalité de sa correspondance connue l'accable au-delà 
de ce que nous imaginions.

  
     Le texte que je reprends ci-dessous est un extrait de l'entretien que L-F Céline accorda en février 1960, en son domicile de Meudon, à Jean Guénot et Jacques Darribehaude. Cet entretien est repris, in extenso, dans " CELINE" collection "les cahiers de l'herne en poche-club", éditions Pierre Belfond 1968, pages 351 à 381. Pour ce passage, l'écrivain, que nous désignerons par "L-F.C", est interrogé par Jacques Darribehaude seul que nous désignerons par "J.D" :

     L-F.C (qui enchaîne avec ce qui précède) : Il y a la question de pédérastie qui fausse tout ... Quoi, c'est bien banal, pourtant ... On sait qu'il y a vingt pour cent de pédérastes dans une population. Y a vingt pour cent de magistrats qui sont pédérastes, vingt pour cent de policiers, vingt pour cent d'épiciers qui sont des pédérastes possibles ... Nous dirons "possibles" ... Alors, avant Proust, pédéraste, c'était déjà se signaler drôlement, n'est-ce pas ... C'était pas bien vu ... Mais alors Proust, par son style, son génie littéraire derrière, a rendu des choses possibles que les mères ont pu tolérer la pédérastie dans leur famille, en somme, n'est-ce pas ...On dit : je suis pédéraste, comme Proust, moi ... Comme Monsieur Gide ... Y z'ont fait beaucoup pour la pédérastie en la rendant ... en l'officialisant, en somme, n'est-ce pas ... (...) Alors ça, naturellement, ça y z'ont eu un public pour eux ... Et comme tout ce monde pédérastique fréquente beaucoup les arts, alors, en plus, le peintre, le littérateur pédérastes, tout ça, ça colle très bien ... C'est très bien vu, c'est très artiste ... Alors, pourquoi pas ... Ca fausse un peu le jugement qu'on peut avoir sur Proust, ces histoires pédérastiques, cette affaire de bains-douches, mais ces enculages de garçon de bain, tout ça, c'est des banalités ... Mais il en sort que le bonhomme était doué ... Extraordinairement doué ... Ah oui, doué, doué, quand y voit ces gens qu'ont si changé, là ... Et d'ailleurs, je crois qu'il a un peu piqué ça dans George Sand ... George Sand, dans ses souvenirs, raconte qu'elle a vu les gens d'Ancien Régime ... Vous avez lu ?... (...) Elle raconte ... Elle dit : j'ai vu la jeunesse dorée qui faisait horreur ... Parce que elle, elle était jeune fille, et elle voyait ces gens d'Ancien Régime, y z'avaient des manières à eux qu'étaient tellement spéciales qu'elle les voyait comme des vieux tableaux, pleins de grimaces ... Y n'pouvaient rien faire ... Quand y s'offraient une chaise, c'était tout une grimace ... (...) Y mettaient leur perruque dans leur gilet, puis enfin, ils faisaient tout un tas de trucs  extravagants de procédure qui la remplissaient d'horreur, parce qu'elle allait au-devant de la vie, n'est-ce pas ? ... Et les gens croient qu'il a dû lire ça ... Je ne dis pas que c'est ça qu'il a fait, mais enfin son très puissant tableau de la vieillesse prenant les gens et les faisant grimacer, ça, c'est un peu similaire ... (...) Proust est un grand écrivain, c'est le dernier ... C'est le grand écrivain de notre génération, quoi ...

J.D : Avec vous ... 

L-F.C : Ah, non, non, c'est un tort ... Y faisait autrement, lui ...

J.D : Bien sûr ...

L-F.C : Il avait pas beaucoup de style, d'ailleurs ... Il était malade ... Il était pas ...

J.D : Si différents que puissent être vos styles et vos oeuvres, vous dites quelque part que la vraie défaite, c'est d'oublier.

L-F.C : Euh ... Oui ...Oui ... Oui ... C'est ça, oui ... Mais Proust était maniaque, c'est -à-dire que, au fond, il était pas bien dans la vie ... C'est l'histoire de tous les gens qui écrivent ... C'est qu'y sont pas bien dans la vie ... Quand vous jouissez de la vie, pourquoi la transformeriez-vous, hein ? ... C'est ça qu'on se demande ... Faut déjà être détraqué, hein ! (...)

J.D : On écrit par compensation ...

L-F.C : Oh oui, uniquement, certainement, oui ... On s'en rend pas compte ...

J.D : Pour retrouver un équilibre ...

L-F.C : Certainement ... C'est une maladie ... C'est un signe de maladie ... (...) Si vous êtes dans la vie ... vous êtes avocat ... vous êtes médecin ... vous êtes ... député, ce que vous voudrez ... Vous prenez des plaisirs dans la vie ... Tandis que, quand vous vous amusez à raconter des histoires, c'est que vous fuyez la vie, n'est-ce pas, que vous la transposez ... 

 
-o-O-o-

Poursuivons avec Rainer Maria RILKE (1875 - 1926), écrivain autrichien d'une sensibilité exacerbée, solitaire, errant, qui a laissé une œuvre en prose et en vers considérable ainsi qu'une correspondance qui ne l'est pas moins et dont nous extrayons cette lettre du 21 janvier 1914 adressée de Paris à son amie Marie de la Tour et Taxis :
 
  

" L'autre livre est un Marcel Proust, "Du côté de chez Swann", un livre dont vous aurez peut-être déjà entendu dire du bien, sinon même rien que de très excellent. Je ne sais ce qu'il mérite, mais je vous recommande toute la première partie et toute la troisième et je suis certain que vous y trouverez un multiple plaisir. La longue partie intermédiaire, l'amour de Swann et sa jalousie, pourrait bien n'être ni mieux ni certainement de moindre valeur que ne le sont ordinairement ces sortes de traités français ; il n'en est pas moins étonnant qu'on ne cesse point d'en écrire encore et qu'on destine le talent

et le penchant à couper encore davantage ces cheveux en quatre

(postiche à mon avis).

En revanche je vous souhaite l'état d'esprit et la sécurité voulus pour la première partie extraordinairement amusante, et presque trop riche d'analogies psychiques et de suggestions sentimentales : l'événement de l'enfance qui à lui seul porte le tout (l'attente au soir du baiser maternel, au moment du "bonne nuit", est remarquablement conçu en tant que pivot de cette enfance, et c'est pure merveille, une trouvaille psychanalytique, que de l'avoir défini plus loin (p.226) : cette angoisse qui plus tard émigre dans l'amour. Dans ces passages, vers la fin de la première partie, on trouve d'ailleurs quelques morceaux splendides ; le premier jaillissement créateur (juste avant la p.219 et les suivantes) face au comportement des trois clochers vous réjouira également (je ne pouvais m'empêcher de penser à votre lever de soleil au-dessus de la mer, que vous m'aviez décrit, d'après nature, description qui elle aussi est sans doute née de pareilles obligations intérieures). Très beau aussi le moment où une madeleine trempée dans une tasse de thé suffit à réactualiser tout le passé du héros déjà adulte et lui restitue tout le temps perdu. C'est à partir de là qu'intervient le défaut singulier du livre, si bien que les milliers de souvenirs ainsi réveillés ne remontent pas avec celui déjà usé du baiser de "bonne nuit", mais pour ainsi dire comme autant d'objets vieillis sans doute, mais jamais utilisés par le narrateur, en sorte qu'il n'apparaît pas du tout comme leur possesseur au sens profond, mais tout au plus comme leur collectionneur ; et c'est là l'impression que produit d'ailleurs l'abondance démesurée du livre, non pas celle d'une vivante abondance mais d'une collection intégrale, dans laquelle chaque objet figure à juste titre sans qu'aucun n'y soit en somme heureux. Vers le dénouement de la seconde partie m'importent les pages sur la petite phrase musicale dans une certaine sonate, vous les lirez également avec plaisir, puisque vous habitez maintenant souvent dans la musique et vous sentez chez vous dans ce qu'elle a de plus grand. Ce qui ne m'étonne guère. (Que je voudrais vous écouter, assis dans un coin.) "

 

-o-O-o-

Passons à Michel LEIRIS (1901 - 1990), ethnologue et écrivain français auteur, entre autres, de "L'âge d'homme", "Haut-Mal", "La règle du jeu", "Biffures" , "Fourbis", etc.
 
 

 Il écrit, dans une lettre à sa femme datée du 19 novembre 1939 :

" J'ai lu à toute vitesse la fin du "Temps retrouvé". De plus en plus je trouve Proust génial. Dans peu d'ouvrages, il m'est arrivé de trouver à un tel point ce que j'ambitionnerais de faire moi-même. Il expose, dans cette fin, sa doctrine littéraire - les raisons qu'il a d'écrire - et je n'y trouve, presque, pas un mot à redire."

En mars 1956 il écrit :

" A la recherche du temps perdu est un traité d'esthétique romancé "

Puis, synthétisant les réminiscences proustiennes dues à la mémoire involontaire :

" Sentiment euphorique d'éternité ou d'universalité procuré par la fusion de deux instants distincts dont l'un répond à une perception ancienne et l'autre à une perception immédiate dans laquelle, par voie de similitude partielle, la perception ancienne (chargée de valeur affective) reprend vie. Percevoir comme fondus (et comme un moment unique de la durée intérieure) deux instants diversement situés dans le temps mathématique et accéder à une grandeur (quasi-divine) qui n'exclut pas la connaissance qu'on a d'être plongé dans le temps (puisque du même coup on prend conscience de la distance qui sépare le moment ancien ressuscité et le moment présent) mais donne l'illusion d'avoir triomphé de cette misère. "

-o-O-o-

          Nous continuerons avec un texte d'André GIDE (1869-1951) qui, membre influent de la NRF, retourna "Du côté de chez Swann" à son auteur sans même l'avoir lu, puis, après la publication de l'ouvrage chez Grasset, reconnut qu'il avait commis-là l'erreur de sa vie et persuada Proust de confier à la NRF (plus tard éditions Gallimard) la publication de la

suite de son œuvre.
Les deux écrivains ne purent jamais rapprocher leur point de vue sur l'homosexualité qu'ils vécurent de manière radicalement différente, Proust tentant maladroitement

de la dissimuler, Gide l'assumant pleinement. 
Ce texte, incontestablement sincère, d'une intelligence et d'une limpidité remarquables, 

parut dans la Nouvelle Revue Française du 1er mai 1921 (page 586 à 591) et nous le transcrivons in extenso :


" Lorsque nous lisons Proust, nous commençons de percevoir brusquement du détail où ne nous apparaissait jusqu'alors qu'une masse. C'est, me direz-vous, ce qu'on appelle : un analyste. Non ; l'analyste sépare avec effort ; il explique ; il s'applique : Proust sent ainsi tout naturellement. Proust est quelqu'un dont le regard est infiniment plus subtil et plus attentif que le nôtre, et qui nous prête ce regard, tout le temps que nous le lisons. Et comme les choses qu'il regarde (et si spontanément qu'il n'a jamais l'air d'observer) sont les plus naturelles du monde, il nous semble sans cesse, en le lisant, que c'est en nous qu'il nous permet de voir ; par lui tout le confus de notre être sort du chaos, prend conscience ; et comme les sentiments les plus divers existent en chaque homme à l'état larvaire, à son insu le plus souvent, qui n'attendent parfois qu'un exemple ou qu'une désignation, j'allais dire : qu'une dénonciation, pour s'affirmer, nous nous imaginons, grâce à Proust, avoir éprouvé nous-mêmes ce détail, nous le reconnaissons, l'adoptons, et c'est notre propre passé que ce foisonnement vient enrichir.

Les livres de Proust agissent à la manière de ces révélateurs puissants sur les plaques photographiques à demi voilées que sont nos souvenirs, où tout à coup viennent réapparaître tel visage, tel sourire oublié, et telles émotions que l'effacement de ceux-ci entraînait avec eux dans l'oubli.

Je ne sais ce qu'il faut le plus admirer, de cette sur-acuité du regard intérieur, ou de l'art prestigieux qui s'empare de ce détail et ne nous l'offre que ravissant de fraîcheur et de vie. L'écriture de Proust est (pour employer un mot que les Goncourt m'avaient fait prendre en horreur, mais qui, lorsque je songe à Proust, cesse de me déplaire) la plus artiste que je connaisse. Par elle il ne se sent jamais empêché. Si, pour informer l'indicible, le mot lui manque, il recourt à l'image ; il dispose de tout un trésor d'analogies, d'équivalences, de comparaisons si précises et si exquises que parfois l'on en vient à douter lequel prête à l'autre le plus de vie, de lumière et d'amusement, et si le sentiment est secouru par l'image, ou si cette image volante n'attendait pas le sentiment pour s'y poser. Je cherche le défaut de ce style, et ne le puis trouver. Je cherche ses qualités dominantes, et je ne les puis trouver non plus ; il n'a pas telle ou telle qualité : il les a toutes (or ceci n'est peut-être pas uniquement une louage) non tout à tour, mais à la fois ; si déconcertante est sa souplesse, tout autre style, auprès du sien, paraît guindé, terne, imprécis, sommaire, inanimé. Dois-je l'avouer ? chaque fois qu'il m'arrive de replonger dans ce lac de délices, je reste ensuite nombre de jours sans oser reprendre la plume, n'admettant plus - comme il advient durant tout le temps qu'un chef-d'œuvre exerce sur nous son empire, - qu'il y ait d'autres manières de bien écrire, ne voyant plus dans ce que vous appelez la "pureté" de mon style, que pauvreté. 
Vous m'avez dit que souvent la longueur des phrases de Proust vous exténue. Mais attendez seulement mon retour et je vous lis ces interminables phrases à haute voix : comme aussitôt tout s'organise ! comme les plans s'étagent ! comme s'approfondit le paysage de la pensée !... J'imagine une page de Guermantes imprimée à la manière du "Coup de dés" de Mallarmé ; ma voix donne aux mots-soutiens leur relief ; j'orchestre à ma façon les incidentes, je les nuance, tempérant ou précipitant mon débit ; et je vous prouve que rien n'est superflu dans cette phrase, qu'il n'y fallait pas un mot de moins pour en maintenir les plans divers à leur distance et pour permettre à sa complexité un épanouissement total. Si détaillé que soit Proust, je ne le trouve jamais prolixe ; si abondant, jamais diffus. "Minutieux", mais "non méticuleux", disait judicieusement Louis Martin-Chauffier.
Proust m'éclaire exemplairement ce que Jacques Rivière entendait par le mot "global", dont il se servait pour dénoncer la paresse d'esprit de ceux qui se contentent de saisir par brassée des sentiments que la coutume a si bien liés que le faisceau nous apparaît trompeusement comme homogène. Proust au contraire délie soigneusement  chaque gerbe, en distrait tout l'embrouillement. Même il ne se tient pour satisfait que s'il nous montre avec la fleur, la tige, puis le délicat chevelu racinier. Quels curieux livres ! On y pénètre comme dans une forêt enchantée ; dès les premières pages, on s'y perd, et l'on est heureux de s'y perdre ; on ne sait bientôt plus par où l'on est entré ni à quelle distance on se trouve de la lisière ; par instants il semble que l'on marche sans avancer, et par instants que l'on avance sans marcher ; on regarde tout en passant ; on ne sait plus où l'on est, où l'on va, et :
Tout d'un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère : " Où sommes-nous ? "  Epuisée par la marche, mais fière de lui, elle lui avouait tendrement qu'elle n'en savait absolument rien. Il haussait les épaules et riait. Alors, comme s'il l'avait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma mère lui disait avec admiration  : " Tu es extraordinaire ! ..."
Vous êtes extraordinaire, mon cher Proust ! Il semble que vous ne nous parliez que de vous, et vos livres sont aussi peuplés que toute La Comédie humaine ; votre récit n'est pas un roman, vous n'y nouez ni n'y dénouez aucune intrigue, et pourtant je n'en connais point qu'on suive avec un intérêt plus vif ; vous ne nous présentez vos personnages qu'incidemment et par raccroc pourrait-on dire, mais nous les connaissons bientôt aussi profondément que le Cousin Pons, Eugénie Grandet ou Vautrin. Il semble que vos livres ne soient pas " composés " et que vous répandiez votre profusion au hasard ; mais, si j'attends vos livres suivants pour en bien juger, je soupçonne déjà que tous les éléments s'en déploient selon une ordonnance cachée, comme les branches d'un éventail qui par une extrémité se rejoignent et dont la divergence est reliée par un tissu subtil où vient se peindre la diaprure de votre Maja. Et vous trouvez le moyen, chemin faisant, de parler de tout, mêlant à l'éparpillement apparent du souvenir des réflexions si judicieuses et si neuves que j'en viens à souhaiter, en appendice à votre œuvre, une sorte de lexique qui nous permette aisément de retrouver telles remarques sur le sommeil et sur l'insomnie, sur la maladie, la musique, l'art dramatique et le jeu des acteurs ..., lexique qui déjà serait épais mais où je pense qu'il faudrait faire figurer à peu près tous les mots de notre langue, quand auront paru tous les volumes que vous nous promettez encore.

Si je cherche à présent ce que j'admire le plus dans cette œuvre, je crois que c'est sa gratuité. Je n'en connais pas de plus inutile, ni qui cherche moins à prouver. - Je sais bien que c'est à quoi prétend toute œuvre d'art, et que chacune trouve sa fin dans sa beauté. Mais, et c'est là sa qualité, les événements qui la composent s'efforcent tous, et si l'ensemble même est inutile, rien n'y paraît ou n'y devrait paraître qui ne soit utile à l'ensemble, et nous savons que tout ce qui n'y sert pas y nuit. - Dans la Recherche du Temps perdu, cette subordination est si cachée qu'il semble que tour à tour chaque page du livre trouve sa fin parfaite en elle-même. De là cette extrême lenteur, ce non-désir d'aller plus vite, cette satisfaction continue.  Je ne connais pareil nonchaloir qu'à Montaigne, et c'est pourquoi sans doute je ne puis comparer le plaisir  que je prends à lire un livre de Proust  qu'à celui que me donnent les Essais. Ce sont des œuvres de long loisir. Et je ne veux point dire seulement que l'auteur pour les produire dut se sentir l'esprit parfaitement désengagé de la fuite des heures, mais qu'elles exigent aussi bien pareille désoccupation du lecteur. Tout à la fois elles l'exigent et l'obtiennent ; c'est là leur plus réel bienfait. Vous me direz que le propre de l'art et de la philosophie est d'échapper précisément à la réclamation de l'heure ; mais le livre de Proust a ceci de particulier qu'il tient compte de chaque instant ; on dirait qu'il a la fuite du temps pour objet. Echappé de la vie, il ne se détourne pas de la vie ; penché sur elle, il la contemple, ou plutôt il contemple en lui son reflet. Et plus inquiète est l'image, plus calme est le miroir, plus contemplatif le regard.
Il est étrange que de tels livres viennent à une heure où l'événement triomphe partout de l'idée, où le temps manque, où l'action moque la pensée, où la contemplation ne semble plus possible, plus permise, où, mal ressuyés de la guerre, nous n'avons plus de considération que pour ce qui peut être utile, servir. Et soudain l'œuvre de Proust, si désintéressée, si gratuite, nous apparaît plus profitable et de plus grand secours que tant d'œuvres dont l'utilité seule est le but. "


-o-O-o-

Anna de NOAILLES :

" Proust n'interrogeait pas, il ne s'instruisait pas au contact de ses amis. C'est à lui-même qu'il posait en silence de méditatives questions auxquelles il répondait ensuite, dans sa conversation, dans ses actes, dans son œuvre, avec une inébranlable conviction. "
 

 

 -o-O-o-

  

René BOYSLEVE :

 

« 30 septembre 1920, chez Madame Georges Blumenthal, réunion du jury pour attribuer les bourses.

J'ai vu entrer, alors que nous étions en séance depuis une demi-heure,Marcel Proust. De loin, pendant que, précédé d'un domestique en livrée,il avançait dans le corridor, j'ai cru voir, en fantôme, une interprétation humaine du Corbeau d'Edgar Poe.

Un être assez grand, presque gros, les épaules hautes, engoncé dans un long pardessus, en malade qui craint une température fâcheuse.

Mais surtout une face extraordinaire : une chair de gibier faisandé, bleue, de larges yeux d'almée, creux, soutenus par deux épais croissants d'ombre, des cheveux abondants, droits, noirs, mal coupés et non coupés depuis deux mois, une moustache négligée, noire. Il a  l'aspect d'une chiromancienne et son sourire. Quand je lui serre la main, je suis absorbé par son faux col évasé, élimé, et qui, sans exagérer, n'a pas été changé depuis huit jours. Tenue de pauvre, avec de petits souliers fins chaussant un pied de femme. Une cravate râpée, un pantalon large ,d'il y a dix ans. Je pense à tout ce qui, dans sa littérature nouvellement sortie, date. Il est assis à côté de moi ; je le regarde. Il a, malgré la moustache, l'air d'une dame juive de soixante ans, qui aurait été belle. Ses yeux, de profil, sont orientaux. Je cherche à voir ses mains, mais elles sont emprisonnées dans des gants blancs, remarquablement sales ; en revanche, je remarque un poignet fin, blanc et gras. La figure semble avoir été fondue, puis regonflée incomplètement et dérisoirement ; les épaisseurs se portent au hasard et non où on les attendait. Jeune, vieux, malade et femme, étrange personnage ».

 

Pierre HENRY

 

 

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