On a tout dit, ou à peu près, sur la difficile relation qu'entretinrent
tant bien que mal Marcel Proust et son père Adrien. La responsabilité
de cet échec ne saurait être imputée plus à l'un qu'à l'autre puisque,
congénitalement pourrions-nous dire, tout, absolument tout
les séparait.
Leurs trente-deux ans de vie commune se caractérisent par une
constante et mutuelle incompréhension cependant non dénuée
d'une certaine affection filiale qui, heureusement, la transcende
parfois lors de rapprochements inattendus.
Cette incompréhension s'accompagna sans doute chez le professeur
Proust d'une culpabilité qu'il compensa ou tenta de compenser par
une excessive permissivité que George Painter a parfaitement décrite
en quelques lignes :
" Le docteur Proust avait été un père d'une indulgence touchante, bien plus
facile à toucher, et bien plus égal, que Mme Proust. Par pure bonté, et par
résignation, il avait permis à ce fils qui le déconcertait de mener sa vie à sa
guise ; il ne lui avait jamais refusé d'argent, ni pour ses vêtements, ni pour
ses orchidées, ses cadeaux, ses "petits dîners" de quinze personnes, ses
pélerinages ruskiniens, ses promenades d'une douzaine d'heures dans
des voitures de louage. Même les énormes factures, plusieurs centaines
de francs chaque mois, d'ouate et de médicaments pour son asthme,
son insomnie, ses rhumatismes et ses indisgestions, furent payées
sans broncher, bien que tout cela atteignît autant la conscience
professionnelle du médecin que la bourse du père.
Il ne pouvait comprendre la passion de Marcel pour la vie mondaine,
pas plus que l'intérêt que lui portait la haute société : " Est-il vraiment
si séduisant ? Pourquoi est-il si souvent invité ? " demandait-il à l'une
des grandes dames qui accueillaient son fils ; mais les réponses
qu'on lui donnait ne le satisfaisaient pas ".
Pour schématiser, on peut dire que Marcel était le fils de sa mère et
Robert (son frère cadet), le fils de son père.
Notons au passage qu'il faudra bien un jour dire ici ce que l'Humanité
doit à Robert, médecin et chirurgien de premier ordre qui, jusqu'à
l'épuisement, consacra toute sa vie à son soulagement.
Marcel et Adrien n'avaient donc, hors le lien du sang,
aucun point commun.
Evoluant aux antipodes l'un de l'autre, il semble qu'ils aient assez
tôt renoncé à se comprendre, le professeur Adrien Proust
"abandonnant" son fils aux soins exclusifs, qu'il savait bons,
d'une épouse pour laquelle l'enfant deviendra presque son unique
raison de vivre, avec tous les dangers que cela implique.
On peut dire que la famille Proust était composée de deux couples :
Adrien + Robert (le fils cadet) et Jeanne + Marcel (le fils aîné) chaque
couple vivant dans sa sphère affective personnelle où il entretenait
une complicité basée sur des valeurs, une sensibilité et des goûts
étrangers à l'autre.
Professeur de médecine, hygiéniste de renommée internationale,
on imagine facilement ce que fut la frustration d'Adrien Proust de ne
même pas parvenir, malgré la pertinence de ses conseils et ses efforts
sincères et répétés pour les faire admettre, à convaincre son fils
d'adopter un mode de vie moins nuisible à sa santé.
Il semble qu'il ait rapidement compris que le combat était perdu
d'avance et que toute insistance serait peine perdue, surtout si
elle se manifestait par le canal habituel de la communication directe,
orale ou écrite, dans le cadre d'une mise en garde s'inscrivant
dans la relation paternelle "normale".
Adrien Proust a sans doute fait tout ce qui était en son pouvoir
pour convaincre son fils de vivre différemment. S'il a fini par jeter
l'éponge ce n'est qu'après avoir utilisé un dernier stratagème qui,
malheureusement, n'aura pas non plus le succès escompté.
Si Marcel Proust, très sceptique sur les pouvoirs de la médecine et
encore plus sur les compétences de ceux qui l'exerçaient, consultait
peu et n'écoutait jamais les conseils de son père,
il sollicitait volontiersl'avis de ses confrères dont il s'empressait,
exactement de la même façon, de vite oublier les recommandations.
Pourtant, et concernant spécifiquement l'asthme, il lut et relut l'ouvrage
du docteur Edouard Brissaud, "Hygiène des asthmatiques", paru en
1896 aux éditions médicales Masson & Cie, préfacé par le professeur
Adrien Proust lui-même et édité dans la collection "Bibliothèque
d'hygiène thérapeutique" (14 titres) dirigée justement par ...
le professeur Adrien Proust lui-même.
Quand paraît cet ouvrage Edouard Brissaud est alors une sommité
médicale très en vue à Paris et Marcel Proust reconnaîtra s'en être
amplement inspiré pour créer le docteur du Boulbon, personnage
de la Recherche.
Adrien Proust imagine alors de s'adresser indirectement à son fils par
le biais d'un ouvrage dont il sait qu'il le lira puisqu'il s'intitulera "Hygiène
du Neurasthénique", ouvrage qu'il élaborera avec le professeur Gilbert
Ballet mais dont la rédaction lui est probablement entièrement due
tant son style l'identifie.
Parue en 1900, extrêmement intéressante et toujours d'actualité par
bon nombre de ses considérations, cette étude de 290 pages comporte
évidemment un important chapitre sur les "causes provocatrices
ou déterminantes" de la neurasthénie. Et parmi celles-ci figure,
rédigée en des termes très vifs qui la condamnent sans appel,
la vie mondaine !
Voici donc ce qu'à l'attention de son fils aîné, le professeur Adrien Proust,
qui mourra en 1903 sans avoir récolté aucun fruit de ses semailles, en dit :
" La vie mondaine doit figurer parmi les causes possibles du surmènement.
Non qu'elle exige nécessairement une dépense exagérée d'activité
cérébrale ; mais elle expose ceux qui la mènent à des sources multiples
de fatigue. Bien qu'elle soit surtout à la portée des oisifs, elle laisse peu
de temps pour les loisirs reposants du chez soi et pour les distractions
calmes et réconfortantes du home. Il n'y a pas, a-t-on dit, de gens plus
occupés que ceux qui ne font rien ; cet aphorisme est plus vrai que
ne porterait à le penser son apparence paradoxale. On n'aura pas
de peine à s'en convaincre en se représentant ce qu'est l'existence,
dans le milieu parisien surtout, des personnalités lancées, comme
on les appelle dans l'argot courant. Le mondain,
la mondaine surtout sont absorbés tout le jour par les exigences
que leur imposent les conventions et le vain souci de leur réputation : l
es visites, les dîners, les bals, les soirées leur font une vie de
continuelle contrainte et obligations sans répit.
La mode, qui pour l'heure a introduit chez nous la tendance à copier
les habitudes anglaises, et qui momentanément (car toute mode
est passagère) a fait entrer dans les moeurs des gens select le goût
des promenades au grand air et des exercices de sport dans la
matinée, atténue, il faut le dire, dans une certaine mesure, les
inconvénients sérieux d'un genre d'existence contraire à toutes
les règles de l'hygiène. Elle les atténue, mais ne les
supprime pas. Si l'on réfléchit aux conditions de la vie mondaine telle
qu'elle se pratique chez nous (et M. Melchior de Vogüé a montré qu'à
cet égard la Russie n'avait rien à nous envier), aux excitations
de toutes sortes dont elle est l'occasion, aux fatigues physiques
qu'elle entraîne et qui résultent presque fatalement de l'habitude
des repas trop longs et trop copieux, dans des salles souvent
surchauffées, des longues veillées, de l'insuffisance du sommeil,
au moins du sommeil pris aux heures régulières,
on ne s'étonnera pas qu'elle soit fréquemment la cause du
développement de l'asthénie nerveuse. On le comprendra d'autant
mieux que cette existence tout artificielle et factice entraîne presque
nécessairement à sa suite une sorte de surmenage moral qui résulte
des efforts mesquins faits pour réaliser les fantaisies de la vanité,
ou des vexations d'amour-propre qu'occasionne l'incomplète
satisfaction de ces fantaisies.
Rien n'est énervant, rien n'est propre à déséquilibrer le système
nerveux et à l'affaiblir comme l'unique préoccupation de la recherche
du plaisir et de la satisfaction des désirs les moins élevés et les
moins nobles.
Le souci du rôle utile que chacun peut remplir dans son milieu, suivant
ses aptitudes et facultés, n'est pas seulement un élément de moralisation,
c'est à certains égards une condition de santé, et la neurasthénie est
souvent la légitime mais regrettable rançon de l'inutilité, de la paresse,
ou de la vanité."
Comme nous l'avons dit, ce "réglement de compte" par ouvrage médical
interposé ne servira à rien, Marcel Proust continuera assidûment,
et jusqu'à son dernier souffle, à faire exactement le contraire de ce
qu'aurait exigé son état de santé.
Par ignorance du danger couru ? Non, certainement pas, l'écrivain
en était parfaitement informé. S'il est nécessaire de vivre pour écrire,
l'écriture, la seule qui vaille, consiste à réécrire artistiquement l'existence
pour mettre en exergue tout ce qui a pu la transcender, donc la
rendre supportable.
Aussi rares soient-ils, ces moments sont tout et le reste n'est rien.
Pierre HENRY
Janvier 2010